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Il aurait été possible de faire vivre plus de cinq millions d’êtres humains dans des villes souterraines pendant tout le voyage. Mais ce n’était pas le projet de l’Administration. Elle voulait que la planète fût prête, avec ses villes de surface, ses habitants, ses champs cultivés, et même ses forêts lorsqu’elle atteindrait Proxima Centauri et choisirait une orbite. Dès lors, les soleils artificiels étaient une nécessité non seulement humaine, mais technique.
Il se posait toujours la question, cinq années plus tard, sur Pluton. Pouvait-il sortir de l’adolescence, au sens que le Cerveau donnait à ce terme, à soixante-deux ans ? Physiquement, il n’avait guère plus de quarante ans. Il pouvait espérer vivre encore soixante-dix ans, peut-être plus, s’il se supportait jusque-là.
Il n’avait guère changé en cinq ans. Sa silhouette simplement s’était étoffée. Sa voix avait pris de l’assurance. On pouvait voir à sa façon de se comporter, de marcher, de saluer, qu’il avait presque confiance en lui : cela, l’approbation d’un peuple et surtout l’admiration de Lena le lui avaient donné. Tous pensaient qu’il avait pleinement confiance en lui.
Seul, il pouvait mettre le doigt sur le « presque ». Et cela lui arrivait chaque fois qu’il se retirait dans son bureau souterrain et qu’il contemplait sur de larges écrans l’espace et l’activité ordonnée, incessante, qui animait la surface et les profondeurs de Pluton.
Chacun de ces écrans était une victoire.
Leur ensemble représentait cette fourmilière qu’était Pluton. Des caméras placées en des points stratégiques envoyaient des images depuis les niveaux les plus profonds des villes souterraines, depuis les centrales nucléaires logées au cœur de la planète, depuis les globes géants qui recouvraient les installations de surface, depuis les structures colossales qui permettaient d’accélérer sans cesse le mouvement de la planète vers Proxima du Centaure.
Le plus vaste des écrans ornait la voûte, à sept mètres du sol. C’était un rectangle noir que piquetaient des lumières. À l’intersection précise des diagonales brillait une étoile solitaire, Proxima du Centaure. C’était vers ce point que se précipitait Pluton depuis près de cinq ans déjà.
Le pôle nord de la planète était orienté vers l’étoile. Ce que Walker pouvait apercevoir sur sa voûte correspondait au ciel polaire.
À intervalles réguliers, une clarté diffuse emplissait cet écran de pâleur, comme un clignement d’œil. Un des satellites soleils passait au plus près du pôle. Il y en avait quatre en tout, dont l’orbite balayait une large zone autour de l’équateur et y apportait chaleur et lumière. Ils accomplissaient une révolution complète en six heures, et passaient dans le ciel comme des comètes.
Hiram Walker se souvenait bien de leur installation dans le ciel. Ç’avait été peut-être la phase la plus spectaculaire du projet. Les hommes et les femmes parqués dans les villes souterraines où ils suivaient une formation de base commençaient à murmurer. On leur avait promis de la terre et du soleil, et on ne leur donnait que d’immenses cavernes. Il y faisait clair, il y faisait chaud, ils étaient bien nourris, mais ils s’y sentaient mal à l’aise. Et ils étaient alors déjà plus de cinq cent mille.
On leur avait dit, pourtant, et Hiram le premier, que des astéroïdes seraient convertis en brasiers gigantesques qui donneraient chaleur et lumière à la surface de la planète pendant les trente années du voyage. Mais ils doutaient, et ils enviaient les quelques douzaines de milliers de techniciens qui regagnaient la Terre ou leur planète d’origine quand ils le voulaient, par l’intermédiaire du transpace. Ce n’était pas qu’ils eussent envie de retrouver leurs villes croulantes. Mais ils craignaient les techniciens parce qu’ils ne les comprenaient guère, et leur peur doublée de l’envie était toujours prête à se muer en haine.
Aussi, un jour, tandis que la révolte grondait, que des émeutes avaient éclaté, et parce que tout était prêt, Hiram leur avait demandé de gagner la surface, de prendre place sous les dômes géants.
La plupart des émigrés n’avaient jamais vu la surface de Pluton – ni même le ciel noir dans lequel le soleil n’était guère plus qu’une étoile – autrement que sur les écrans. Ils déambulèrent, mornes, écrasés par l’immensité des dômes de force parfaitement transparents, qui retenaient air et chaleur et qui devaient abriter les villes, les parcs, les champs aussi bien que les ports stellaires de la future planète, effrayés par la noirceur de l’espace qui lui ôtait toute profondeur et donnait aux étoiles une allure de clous d’or, terrifiés par les monts aigus, par les étendues mortes de la planète.
Certains retournèrent à l’abri des villes souterraines. D’autres regrettaient à voix haute leur départ et parlaient de prendre d’assaut les vires-matière pour regagner la Terre.
Alors Walker parla :
— Nous vous avons promis un soleil, dit-il. Il est loin encore devant nous. Il se trouve encore à trente années de voyage. Mais nous comprenons et nous partageons votre impatience. Je vous ai promis de la lumière. La voici.
Ils levèrent tous les yeux vers le ciel, mobile. Une étoile se déploya soudain et devint énorme.
— Une fusée ! crièrent les enfants.
Mais la lumière ne décrût pas. Le soleil artificiel, au contraire, grandit encore, devint plus large et plus éblouissant que le véritable soleil vu de la Terre. Il éclairait le quart de la planète, et les émigrés virent le sombre paysage environnant prendre des couleurs qu’ils n’avaient jamais vues nulle part.
À peine le premier soleil artificiel disparaissait-il sur l’horizon occidental, qu’un autre était déjà haut dans le ciel, montant de l’orient. Les quatre astres se succédèrent, et les techniciens aussi bien que les émigrés ne pouvaient se lasser de les contempler.
C’étaient quatre astéroïdes, anciens satellites mineurs de Saturne, qu’un vire-matière géant, emprunté au projet « cinquième planète », avait projetés dans l’espace de Pluton. On les avait entourés d’une atmosphère d’hydrogène qu’un champ de force empêchait de s’évanouir dans l’espace, et on avait déclenché en leur sein des réactions nucléaires qui les consumeraient presque totalement en l’espace de quelques siècles. Mais le voyage, ne durerait que trente ans. Le satellite naturel de Pluton, que la planète emmenait dans son voyage, avait été conservé. Il pourrait servir, beaucoup plus tard, de relais spatial.
Hiram Walker se souvenait comme au premier jour des acclamations, des danses, des hurlements de joie et des clameurs d’espoir. Et lorsque la nouvelle – et les images – avaient atteint la Terre, les demandes de départ pour Pluton s’étaient faites plus nombreuses dans les zones arriérées.
Maintenant, il avait la responsabilité de plus de quatre millions d’âmes. Le voyage avait commencé. Pluton se trouvait à près de huit mois-lumière du Soleil. Cinq années avaient passé, de 2202 à 2207. De bonnes années au total.
Chacune d’elles correspondait à une ou plusieurs images sur les écrans. Hiram portait fréquemment les yeux sur l’écran du pôle Sud avec une secrète angoisse. Un satellite d’observation lui envoyait l’image des installations motrices de la planète, des réacteurs cosmiques qui l’avaient arrachée au système solaire et la propulsaient dans l’espace intersidéral.
Sur l’écran, les réacteurs semblaient dérisoirement minuscules. Les pylônes de vingt kilomètres de hauteur qui délimitaient le plus grand vire-matière jamais construit sur un monde, étaient écrasés par l’immensité de la planète. Il était impossible, même chiffres en main, de concevoir la somme d’efforts et de souffrances qu’ils avaient coûtée et de se représenter l’énergie colossale qu’ils déversaient dans l’espace. Ou du moins, cela semblait impossible. Ils étaient pourtant entrés dans l’actualité. Leur silhouette, si elle étonnait encore parfois quelqu’un sur la Terre, ne faisait même plus lever un sourcil aux ingénieurs de Pluton.
Le principe qui présidait à la propulsion de la planète était fondamentalement simple. Des matériaux étaient portés à une température considérable par les générateurs nucléaires et éjectés au travers d’une tuyère énergétique. Jusqu’à un certain point, ces matériaux pouvaient être prélevés dans la planète elle-même. Les tonnages énormes de rocs qu’il avait fallu évacuer pour installer les villes souterraines y étaient passés, ainsi que les océans de méthane dont on avait dû débarrasser Pluton dans la crainte qu’ils n’empoisonnent l’atmosphère lorsque le réchauffement se généraliserait.
Mais cela eût à peine servi à alimenter les réacteurs pendant quelques semaines. Il fallait trouver autre chose. Il fallait chercher dans l’espace.
L’espace est plein de poussières, d’atomes errants. Il ressemble à une mer d’où toute vie semble absente, mais d’où un filet traîné pendant des dizaines de milles ramène une riche pêche. En avant de Pluton, les ingénieurs de l’Administration avaient installé des vires-matière géants qui alimentaient les réacteurs. Tandis que la planète prenait de la vitesse, la récolte se révélait plus riche. Même au fond du gouffre interstellaire, elle trouverait – le voyage d’Hiram l’avait prouvé – amplement de quoi poursuivre son voyage. Elle pouvait en théorie le poursuivre éternellement. Elle aurait pu peut-être, sur sa seule inertie, et pourvu que ses habitants aient la patience d’attendre des millions d’années, quitter notre galaxie et en atteindre une autre.
C’était un projet qui n’aurait pas déplu à Walker. Il se souciait peu de la fin du voyage. Il eût volontiers accepté d’entreprendre un voyage qui durât au-delà de sa vie, simplement pour lui donner dans l’espace ce sens, ce mouvement qu’il ne trouvait pas en lui-même.
Mais il y avait Lena. Il l’avait vue surgir du transpace, venant de la Terre. Au début du voyage, il se promenait souvent, pendant ses moments de loisir, dans le hall du transpace qui assurait la liaison avec la Terre. Et maintenant même, il lançait fréquemment un coup d’œil à l’écran qui montrait la surface irisée quoique transparente, d’où surgissaient, et où s’engouffraient sans cesse des hommes, comme s’ils avaient franchi un seuil.
Lena avait surgi de la porte dans l’espace, un matin, alors qu’il se trouvait dans le hall. Elle ne venait visiblement pas d’une zone arriérée. Elle avait peut-être un peu plus de vingt ans. Ses yeux semblaient changer de couleur avec la lumière, et virer du vert au mauve en un instant. Mais cela, Hiram ne l’avait remarqué que plus tard.
Il l’avait vue, au coin de l’œil, qui secouait la tête et regardait autour d’elle, comme éblouie, après ce saut entre deux mondes. Elle avait posé une question à l’un des gardes placides. L’homme avait répondu en orientant le menton vers Walker.
La jeune fille s’était dirigée vers lui, et il l’avait regardée venir sans surprise. Un des adjoints de Walker s’était interposé et avait voulu l’écarter, mais Hiram avait fait un signe.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il amusé, espérant qu’elle ne l’avait pas reconnu.
Elle se troubla.
— Vous êtes Hiram Walker, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle.
— Oui, dit Walker, essayant de sourire.
Mais il songeait à cet instant aux conflits incessants qui opposaient les techniciens aux émigrés et qui risquaient d’éclater un jour violemment.
— J’ai de la chance, dit-elle. Je voulais justement vous voir.
Elle tira une lettre de sa poche. Hiram l’ouvrit. Il reconnut aussitôt la signature, c’était celle de Diana. C’était la première fois qu’elle donnait signe de vie. La lettre disait simplement que la jeune fille s’appelait Lena, que Diana comptait sur lui pour s’attacher à sa personne, que Lena avait une intelligence brillante et qu’elle saurait certainement se rendre utile. La lettre concluait : « Je suis heureuse. J’espère que vous l’êtes aussi. Diana. »
Il avait hésité sur le moment. Il sondait trop nettement les intentions de Diana. Il avait lancé à la jeune fille : « Venez me voir demain ! » puis s’était détourné.
Mais dans la journée, il avait réfléchi. Il s’était demandé si les intentions de Diana étaient aussi claires qu’il l’avait cru d’abord. Et si c’était vraiment Diana qui se trouvait à l’origine de l’apparition de Lena ? Il s’était souvent demandé auparavant si Diana ne l’avait pas repoussé à son retour de son voyage triomphal dans les zones arriérées par pure obéissance aux recommandations du Cerveau. L’oracle avait-il joué avec sa liberté ? C’était un problème qu’il n’avait jamais résolu.
Lena était-elle une envoyée du Cerveau, peut-être elle-même inconsciente du rôle qu’on attendait d’elle ? C’était une autre question insoluble. Il n’avait pas progressé d’un pas dans la voie d’une solution depuis qu’il connaissait Lena, depuis presque trois ans. Et le Cerveau était resté désespérément muet.
Il le haïssait presque autant qu’on peut haïr un être vivant, mais en même temps, il savait qu’il avait besoin de lui. L’écran qui montrait les installations du Cerveau sur Pluton se trouvait juste à côté de celui du hall du transpace. Il connaissait bien l’endroit, silencieux, perpétuellement désert. Il y allait assez souvent, empruntant les plates-formes qui l’emmenaient sans un bruit dans les profondeurs de la planète, là où étaient logées la Mémoire et l’intelligence, peut-être le dieu artificiel de Pluton.
Il s’installait alors dans un bureau étroit et faisait face à une fraction infime de la machine. Il lui arrivait de poser des questions. Mais le Cerveau ne répondait pas, ou de façon évasive. Un jour où Hiram quémandait un conseil, le Cerveau dit :
— Les humains doivent résoudre leurs problèmes eux-mêmes. Je ne puis intervenir que dans le cas d’une crise grave.
— Mais la situation est grave, avait répliqué Walker. La tension entre les émigrés et les techniciens augmente sans cesse. Les émigrés ne comprennent pas que les techniciens bénéficient d’un régime spécial et puissent regagner leur planète une fois par semaine.
— La gravité d’une situation est définie quantitativement, avait rappelé le Cerveau. Je ne puis intervenir. Du reste, la crise se dénouera d’elle-même.
Hiram comprenait maintenant la réaction de Levasseur. Il n’aurait plus songé lui-même à discuter une recommandation du Cerveau. Et il en était presque venu à haïr le Cerveau parce qu’il refusait de s’occuper des affaires des hommes et d’assumer à leur place leurs responsabilités.
Bien que le Cerveau restât muet, Hiram venait souvent s’installer dans le petit bureau pour réfléchir. La présence visible de la machine lui donnait confiance. Il ne se rendit compte que longtemps après, et ce fut grâce à une remarque de Lena, qu’il agissait un peu comme un grand prêtre venu chercher dans une caverne la décision de son dieu qui mènerait son peuple à la victoire.
Il baptisa le Cerveau : le dieu muet.
Mais tout cela n’était encore que vague dans son esprit quand il avait revu Lena. Il avait décidé de la prendre auprès de lui et il ne se cachait pas que c’était parce qu’elle lui plaisait. Plus tard, il l’admit presque implicitement comme une envoyée du Cerveau, comme une sorte de médiatrice inconsciente entre le dieu muet et lui-même.
Le dieu muet n’avait-il pas raison jusque dans ses silences ? Car, pensait Hiram Walker, contemplant les uns après les autres les écrans, la crise avait fini par s’atténuer, comme l’avait dit le Cerveau. Un homme l’avait beaucoup aidé à atteindre ce résultat. Un homme secret, solitaire, un homme qui cachait son visage détruit derrière un masque. Un homme qui était venu des régions arriérées mais qui avait montré une surprenante intelligence, qui semblait comprendre à la fois les techniciens et les émigrés, qui disposait de l’estime des uns et de la confiance es autres. Un homme qui se nommait Diego Larue. Il avait franchi le transpace dans les premiers, avant Lena, et il avait connu une ascension foudroyante. L’Administration avait besoin de responsables sur Pluton et elle était prête à les choisir parmi les émigrés. Diego possédait les capacités nécessaires et avait assimilé les connaissances exigées avec une rapidité foudroyante.
Il travaillait maintenant dans l’entourage même de Walker. Il connaissait mieux que personne les problèmes des émigrés et Walker se reposait sur lui pour ce qui était des difficiles problèmes de contacts entre émigrés et membres de l’Administration.
Fixant l’écran et, au-delà de l’écran, la surface du transpace d’où étaient surgis Diego puis Lena, Hiram Walker se demanda, en ce septième mois de l’année 2207, temps de la Terre, ce qu’il aurait fait, ce qu’il serait devenu, s’il ne les avait pas connus.
Il essaya d’imaginer sa vie sans Diego et sans Lena. C’était presque impossible quoique l’homme ne fût certes pas un ami, mais seulement un adjoint précieux.
Et sans Lena. Il songea brusquement qu’elle avait de nouveau franchi le transpace, qu’elle se trouvait sur Terre. Souvent, dans les premiers mois, elle lui avait demandé s’il ne désirait pas l’accompagner. Il avait répondu négativement. Il n’était jamais retourné sur Terre et n’avait pas l’intention de le faire. Elle n’avait plus insisté. Mais elle passait de temps à autre quelques jours sur Terre, et il ne lui posait jamais de questions.
Elle ne tarderait pas à revenir. Et c’était peut-être pourquoi les yeux d’Hiram étaient attirés par l’écran du transpace.
Il l’examinait encore quand…
*
* *
Pendant les cinq années passées, Diego Larue n’avait oublié ni sa haine de l’Administration, ni son projet ; l’une et l’autre étaient demeurés à l’arrière-plan de son esprit sans qu’il eût besoin de les exprimer pour se les rappeler. Il ne s’était pas reposé un seul instant, et ses efforts n’avaient tendu qu’à un seul but. Il s’étonnait lui-même en songeant combien il se souciait peu de savoir quelles seraient les conséquences de son acte et ce qu’il adviendrait de lui.
Il n’éprouvait même pas un soupçon de regret à l’idée de détruire ce qui était le résultat de ses efforts, pendant les cinq années. Car il avait largement contribué au succès du projet et s’était souvent montré capable de maintenir l’ordre précaire qui régnait sur Pluton. Mais son activité n’avait été qu’une façade.
Cette façade lui permettait d’aller et venir sur Pluton, et même de gagner la Terre, ce qu’il ne faisait qu’avec prudence. Il avait, de loin en loin, conserve le contact avec Smirnov, Usabu, Gomez et Valducci. Leur impatience grandissait, et il avait pu lire sur leurs visages qu’ils n’avaient pratiquement plus confiance en lui, la dernière fois qu’il les avait rencontrés, et qu’ils envisageaient de le faire abattre ou même de le livrer à l’Administration. Il les avait tenus jusque-là en haleine en leur fournissant des renseignements secrets qu’ils avaient payés cher, mais qui n’avaient pu leur être que d’une utilité secondaire. Il leur fallait maintenant autre chose.
Alors, il leur avait annoncé l’événement et avait fixé une date et une heure.
Diego avait paru céder à leurs instances, mais il avait d’autres raisons pour agir vite. Quelques semaines plus tard un équipement spécial arriverait de la Terre, qui permettrait aux techniciens de Pluton de construire leurs propres transpaces et de rétablir la communication avec la Terre si, par un accident inconcevable, elle se trouvait rompue. Dans quelques semaines, l’action de Diego deviendrait impossible ou du moins inutile.
Il avait attendu le plus longtemps possible. Il désirait que les communications entre la Terre et Pluton fussent interrompues au moment où le projet serait le plus avancé possible, où la planète serait le plus possible éloignée du système solaire. Il faudrait au moins trois ans, au train où allaient les choses sur la Terre, pour qu’un navire interstellaire soit équipé et rejoigne Pluton, muni du matériel nécessaire pour rétablir au moins une liaison de fortune. Des messages radio seraient certes envoyés, mais ils mettraient plus d’une année à accomplir l’aller et retour, en admettant que de semblables liaisons soient possibles sur de telles distances.
De quelque façon qu’évolue la situation sur Pluton, l’échec de l’Administration serait brutal, complet et irrémédiable. Il était même possible que sur Terre, elle n’y résistât pas.
L’étendue de ses fonctions donnait à Diego la possibilité d’accéder à toutes les installations de la planète. Aussi se dirigea-t-il ouvertement vers le hall des transpaces. Dans la cavité de son bras gauche, se trouvaient trois ampoules métalliques qui contenaient un liquide.
Diego examina un certain temps l’activité qui régnait dans le hall. Des techniciens en petit nombre franchissaient dans un sens ou dans l’autre la « porte dans l’espace ».
Quelque deux cents mètres plus bas, une autre porte plus vaste donnait libre cours à l’afflux maintenant ralenti des immigrants en provenance des zones arriérées. Et près d’un kilomètre plus bas, tout au fond de la capitale souterraine, un vire-matière gigantesque permettait le transfert sur Pluton des produits de la Terre.
D’autres vires-matière assuraient des liaisons de moindre importance, par exemple entre le Cerveau électronique principal de Pluton et la Mémoire de l’Administration. Mais la simplicité du plan de Diego tenait en ce que tous ces vires-matière étaient synchronisés. À certains égards, on pouvait dire qu’il n’existait qu’une porte entre Pluton et le système solaire et que seul un système de relais secondaires procurait à cette unique porte son apparente multiplicité.
Satisfait de son examen, Diego quitta le hall. Il emprunta un couloir et poussa une porte.
Derrière la porte, il y avait un espace vide et noir, d’une profondeur inappréciable. Diego se trouvait au bord même de la ville souterraine. La caverne avait été intentionnellement prévue plus vaste que les constructions primitives de façon à pouvoir accueillir une extension rapide de la capitale.
Le sol de la caverne devait se trouver quelque six kilomètres plus bas. La paroi, à cet endroit précis, se trouvait à environ sept cents mètres de la porte.
Le long du mur métallique de la ville, descendait dans le noir un escalier. Il n’était normalement pas utilisé et n’avait été construit que pour des raisons de sécurité. De même, la porte que Diego avait ouverte était normalement condamnée, mais les instruments logés dans les doigts artificiels de Diego avaient eu raison de sa serrure magnétique.
Diego referma sans bruit la porte sur lui. Il attendit un instant dans le noir puis tira un globe électrique de sa poche et entreprit de descendre. Le globe flottait juste au-dessus de sa tête.
Tous les vingt mètres, il quittait un niveau et rencontrait un palier auquel correspondait une porte.
À la soixante-treizième porte, il s’arrêta et éteignit le globe.
La porte ne lui résista pas longtemps. Il pénétra dans une salle brillamment éclairée. Il n’y avait personne. Des machines bourdonnaient faiblement. Il s’orienta sans difficulté dans des couloirs sans faire aucun effort pour se cacher.
Jamais personne ne venait ici. À ce niveau, les opérations étaient entièrement automatiques. Les machines étaient susceptibles de se réparer elles-mêmes.
Lorsqu’il parvint dans la maîtresse salle du transpace, ses gestes ne trahirent pas la moindre émotion. Les exigences de la technique aussi bien que le souci des architectes avaient pourtant donné à cette salle une apparence grandiose. Elle était entièrement ronde, et quatre piliers obliques, de matière grise, jaillis du sol, convergeaient vers son centre.
Le point milieu des quatre piliers qui ne se touchaient pas, était le théâtre de subtiles déformations de l’espace qui trahissaient seules les quantités formidables d’énergie qui passaient dans les piliers. On eût dit un temple où un dieu dormait d’un sommeil agité.
Diego, d’un geste, découvrit son bras gauche et fit rouler dans sa paume les trois ampoules métalliques.
Il s’approcha d’un pilier et fit sauter l’opercule de l’une des ampoules. Il répandit le liquide sur le pilier. Presque aussitôt, la surface du pilier se corroda, se creusa. L’affinité du liquide pour le métal était considérable. Bien qu’il n’y eût que quelques gouttes dans la capsule, cela suffirait à détruire entièrement le pilier, ou du moins à transformer dans sa totalité sa structure complexe.
Sans se hâter, Diego s’approcha de deux autres piliers et leur fit subir le même sort. Il laissa intact le quatrième. C’était la subtilité finale. Lorsque les trois autres piliers s’effondreraient, le quatrième continuerait à rayonner de l’énergie, et le déséquilibre complet, si bref qu’il fût, car les machines régulatrices interviendraient aussitôt, suffirait à détruire irrémédiablement, en une tempête d’énergie, le reste des mécanismes fragiles du transpace.
L’ensemble du processus prendrait environ une demi-heure. Il avait largement le temps de regagner le hall supérieur.
Diego examina sans passion son œuvre. Il battit en retraite et regagna l’escalier extérieur. Il lança dans le vide les trois capsules désormais inutiles. Il ne les entendit pas toucher le sol.
Puis, promenant devant lui l’auréole de lumière crue de son globe, il gravit l’escalier.
Quand il parvint dans le hall du transpace, une émotion qu’il ne comprit pas tout d’abord y régnait. La surface irisée de la « porte dans l’espace » existait toujours, pourtant. Mais personne ne franchissait plus le seuil des deux mondes.
Il crut même entendre des bruits de combat. Il en saisit la raison quand il entendit une voix énorme qui répétait un message.
— Veuillez évacuer les halls des vires-matière, disait la voix. Veuillez cesser tout échange avec la Terre. À la suite d’un sabotage, les vires-matière cesseront de fonctionner dans sept minutes.
Il reconnut la voix. C’était celle de la Mémoire. Il ne comprenait pas ce qui s’était passé, mais déjà il formait un plan. Il n’avait jamais pensé regagner la Terre après le sabotage. Il savait qu’il n’aurait plus de raison d’exister. Il avait simplement formé le projet, contrairement à ce qu’il avait dit à Smirnov, Usabu, Valducci et Gomez, de rester sur Pluton et de voir la suite des événements. Il leur avait dit qu’il regagnerait la Terre pour leur donner confiance. Mais maintenant, il n’était plus sûr de pouvoir contempler la suite des événements.
Il se rendit compte brusquement qu’il n’avait pas envie de vivre, qu’il n’avait jamais eu envie de vivre, qu’il n’avait été qu’un ressort remonté en fonction d’un but qui lui échappait. Il se demanda seulement par quel invraisemblable hasard la Mémoire avait pu prendre connaissance du sabotage. Il croyait avoir pris contre elle toutes les précautions nécessaires. Il se dit que si la solution de ce problème, le seul qui le passionnât désormais, se trouvait sur Terre, il ne la connaîtrait sans doute jamais.
Il restait à peine deux minutes. La Mémoire répéta son appel. L’agitation grandissait.
Tandis que la voix de la Mémoire se taisait, un homme et une femme surgirent brusquement du transpace, une expression de terreur sur leurs traits. Il reconnut instantanément l’homme dont la silhouette massive cachait la femme. C’était David Abner, le Président de la Terre.
*
* *
« Lena ! pensait Hiram Walker en se précipitant vers le hall du transpace, Lena qui se trouve sur la Terre ! »
La voix de la Mémoire résonnait encore à ses oreilles. Le dieu avait cessé d’être muet.
Et il annonçait, songeait Hiram le désespoir dans le cœur, que Lena ne reviendrait jamais de l’autre monde, qu’elle ne passerait plus jamais le seuil.
Ni elle ni personne.
Il comprit brusquement, lorsque la voix de la Mémoire annonça que dans trois minutes le transpace s’interromprait, qu’il n’aurait pas le temps d’atteindre le hall et de franchir la « porte dans l’espace ».
Il était prisonnier sur Pluton avec près de quatre millions d’hommes.
Il cessa de courir. Une grande douleur le déchirait en deux. L’autre moitié de lui-même se trouvait sur la Terre.
Il maudit le dieu muet.
Une heure plus tôt, temps de la Terre, David Abner réfléchissait aux deux dernières années de son règne, celles qui allaient venir. Cela ne lui réchauffait pas le cœur.
Son pouvoir était une dérision. La présidence n’était plus qu’un mot creux, un coquillage vide, une fonction qui avait fait son temps.
Il pouvait voir clairement les raisons de ce destin. La présidence avait permis dans le passé d’unifier la planète et de résoudre certains des problèmes laissés par la guerre de Trois Semaines. Mais l’unification de la planète une fois achevée, et les problèmes réduits à l’état de souvenirs sauf celui de la surpopulation, la présidence n’aurait pu trouver de raison d’être que dans l’espace. Et l’espace appartenait à l’Administration.
Le temps était venu, songeait David Abner, des grandes machines humaines capables de résoudre des problèmes précis et d’agir avec efficacité. Les royaumes sur lesquels régnaient ses ministres ne correspondaient à aucun territoire, mais seulement à des fonctions : transporter, nourrir, construire, éduquer, réprimer. Les frontières de leurs domaines avaient souvent des limites imprécises et ils se livraient des luttes impitoyables et sournoises. Mais ils savaient qu’il leur fallait pour le moment se partager la puissance.
Et ils le guettaient tous les cinq, lui David Abner, sachant que sa chute était proche et que le premier signe de sa faiblesse déclencherait une irrésistible curée et conduirait à la disparition des derniers vestiges de ce qui avait été autrefois, historiquement, la démocratie.
L’avenir était sombre, sans issue. À quoi cela servait-il encore, pensait-il, de se demander : Qu’est-ce qui est le meilleur pour l’espèce humaine ?
Un bruit léger lui fit lever la tête. Quelqu’un poussait la porte du bureau hémisphérique. Il n’attendait personne, du moins pour le moment. Le Conseil n’aurait lieu qu’un quart d’heure plus tard.
Une jeune femme entra, courant presque. Il l’enveloppa du regard, estimant qu’elle devait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Surpris, il se leva.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Peu importe, dit-elle. Je dois vous remettre quelque chose.
Il l’étudia un instant.
— Je m’appelle Lena d’Argyre, dit-elle.
Elle ne semblait pas exaltée. Il décida de ne pas faire le geste qui eût alerté la garde.
— Comment avez-vous pu arriver jusqu’ici ?
Elle secoua la tête, étonnée.
— J’avais une autorisation de votre main.
Elle lui tendit le papier qu’elle tenait. Il jeta à peine les yeux dessus. C’était un laissez-passer en règle ; il reconnut sa signature. Mais il était sûr de ne l’avoir jamais établi. Et les laissez-passer étaient établis de telle sorte qu’il était virtuellement impossible de les imiter. Celui-là, pourtant, était faux ; mais il ne serait parvenu à en convaincre aucun expert. La méfiance le reprit.
— Von Schwarz ? dit-il.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
Si elle venait de la part du vice-président, sa surprise était admirablement imitée. Il repoussa l’idée.
— Vous ne vous intéressez pas beaucoup à la politique, dit-il. Allons, donnez-moi l’objet.
Ce pouvait être terriblement imprudent, mais il prit sans hésiter le pli qu’elle tira de sa poche. Il l’ouvrit aussitôt. La lettre était à en-tête de l’Administration. La feuille ne portait que quelques lignes.
Ne vous séparez en aucune circonstance de la personne qui vous a apporté cette lettre.
Et n’oubliez pas, David Abner, que devant l’hostilité de ses amis, il est quelquefois nécessaire de se réfugier chez ses ennemis.
C’était signé : La Mémoire.
Tout en bas de la page, il y avait une autre ligne. Elle mentionnait : Transpace. Pluton, et une suite de douze chiffrés apparemment pris au hasard.
— Cela n’a pas de sens, dit-il à voix basse.
— Je pense que si, dit la jeune femme.
— Qui vous a remis ce pli ?
Elle répondit sans hésitation.
— Un employé de l’Administration. Plus exactement un servant de la Mémoire, m’enjoignant de venir vous trouver aujourd’hui à cette heure, de vous remettre ce pli et de rester auprès de vous. C’était hier.
— Et vous avez obéi ? Sans hésiter ?
— Sur Pluton, nous avons l’habitude de nous conformer aux instructions de la Mémoire, dit-elle simplement.
— Ah ! fit-il.
Il ne doutait pas de l’authenticité du document. Quoiqu’il n’eût avec l’Administration que des rapports épisodiques, il lui était arrivé de recevoir des missives de cette sorte, parfois seulement signées de la Mémoire. Et l’Administration mettait autant de soin que la présidence à ce que ses documents ne puissent être falsifiés. Surtout lorsque les documents ne portaient pas de signature à proprement parler, comme c’était le cas pour ceux qui émanaient de la Mémoire.
C’était vraiment la Mémoire qui s’adressait à lui. Il n’aimait pas cela. Il fallait que la situation fût désespérément grave pour qu’elle le traitât sur ce ton.
Et qui étaient ses « amis » ? Ses ministres, probablement.
Et ses ennemis ? L’Administration.
Il y réfléchirait plus tard.
— Je ne peux pas vous garder ici, dit-il à la jeune femme. Le Conseil se tiendra dans quelques instants. Pourtant…
Il lui répugnait d’appeler un garde et de la faire emmener. La brièveté ironique du message de la Mémoire suggérait son importance.
— Vous allez m’attendre à côté, décida-t-il.
Il passa derrière son bureau et ouvrit une porte à peu près invisible. Il disposait là d’appartements dont il n’usait que rarement. Il fit signe à la jeune femme d’entrer.
— Nous approfondirons cela tout à l’heure, dit-il à la jeune femme en refermant la porte sur elle.
Il alla s’asseoir derrière son bureau de cristal, et entendit le cri lugubre et lointain d’une sirène. Les membres du Conseil arrivaient.
Von Schwarz entra, l’air plus grave et plus pesant que jamais. Valducci, Gomez, Usabu et Smirnov le suivaient. Derrière eux, entrèrent les hommes portant la livrée de chacun des ministres, qui disposèrent des fauteuils et s’éclipsèrent.
Les salutations furent brèves. Abner nota que les quatre entouraient von Schwarz et lui lançaient de temps à autre des regards soucieux.
Le Président se prépara à la crise. Il ne l’attendait pas si tôt.
— Je crains, commença von Schwarz arborant un sourire glacial, qu’il ne nous soit nécessaire de déclencher dans les heures qui vont venir une action rapide et brutale. J’oserai dire que la paix et le bien-être du système solaire résulteront des décisions qui seront prises maintenant.
— Une action ? dit le Président. Contre qui ? L’ordre règne.
Il remarqua que von Schwarz avait les mains vides. Nul dossier, cette fois. Ce que l’homme avait à dire serait court et net.
— Il semble en effet, dit von Schwarz, que l’ordre règne. Des personnes peu avisées pourraient s’y laisser prendre. Mais vous savez comme nous qu’il en va autrement.
— Je n’ai reçu aucun rapport de votre part, dit simplement Abner. Je présume que, comme d’habitude, des informations fraîches vous sont arrivées juste avant le Conseil.
— C’est exact, dit von Schwarz. Mais l’efficacité bien connue de vos services…
— Contre qui ? dit David Abner.
Il avait élevé la voix. Il ne se faisait guère d’illusions sur son autorité mais il vit sans déplaisir Usabu, Gomez et Valducci blêmir. Seuls, Smirnov et von Schwarz demeurèrent impassibles.
— Contre l’Administration, dit d’une voix légère, presque aérienne, Smirnov.
— Une fois de plus ! laissa échapper le Président.
— La bonne, dit Smirnov.
Abner se leva et passa de l’autre côté de la table de cristal.
— Je n’ai pas envie d’agir contre l’Administration, dit-il d’une voix blanche. (La colère grondait en lui.) J’ai plutôt envie de sévir contre vous. L’ignorance dans laquelle vous me laissez des affaires de l’État est une chose inconcevable. La place que vous donnez à vos ambitions mesquines est une chose inadmissible. Et la Constitution…
— Laissez la Constitution où elle est, dit von Schwarz d’une voix presque douce. Qu’elle repose en paix. Vous savez parfaitement que vous ne pouvez pas nous défier. D’autre part, vous n’avez pas le choix. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé parler ?
— Le choix ? souffla David Abner. Quelle impudence !
Il se sentait traqué. Jusque-là, il ne s’était senti que menacé.
— Nous savons, poursuivit von Schwarz, que des désordres vont incessamment éclater sur Pluton. Nous savons qu’à la suite d’un accident des vires-matière, toutes les communications seront interrompues d’ici un peu moins d’une heure entre le système solaire et Pluton, et qu’elles ne pourront probablement jamais être reprises. Vous pouvez en tirer les conséquences.
— Un accident ? dit le Président.
Il regagna son fauteuil, atterré. Il y avait trois, non ! quatre millions d’êtres humains sur Pluton. Il pouvait imaginer le résultat. Il pouvait imaginer la grande colère de la Terre. Il pouvait voir d’ici les foules exigeant la mise en accusation des directeurs de l’Administration.
— Dans une heure ? reprit-il. Il faut agir. Il est peut-être encore temps de faire quelque chose.
— Je ne le pense pas, dit von Schwarz. Voyez-vous, nous avons préféré ne pas vous mettre devant le fait accompli. Mais j’aime autant vous dire que si une action est maintenant entreprise en vue d’éviter cet accident, vous porterez tout autant que nous la responsabilité de sa préparation.
Le cynisme de l’homme écrasa Abner.
— Vous avez osé ! cria-t-il.
— Très exactement, dit von Schwarz. En exécutant des ordres que vous auriez dû nous donner, dans le plus grand intérêt de l’humanité.
— Je ne vous ai jamais…
Abner se tut. Il devait encore être possible d’intervenir. Il devait pouvoir faire arrêter ces criminels. Il devait pouvoir prévenir Pluton. Il fit un geste. La porte s’ouvrit et un homme entra. Il portait la livrée de von Schwarz. Abner eut un geste de lassitude.
— Que voulez-vous enfin ? demanda-t-il.
— Il faut que vous preniez la parole dans deux heures, que vous condamniez publiquement l’Administration, que vous donniez en même temps l’ordre formel aux forces publiques de donner l’assaut à toutes ses installations sur la Terre, que vous proclamiez hors la loi jusqu’à sa soumission tout le personnel de l’Administration, enfin que vous déclariez coupables de crime contre l’humanité ses dirigeants.
— Ma caution, en somme, dit David Abner.
— Je puis vous répondre que vos ordres seront exécutés immédiatement, dit von Schwarz. Mes forces sont à votre disposition.
— Je refuse, dit Abner.
— Vous êtes libre. Pour une heure. Nous serons probablement contraints d’user de méthodes déplaisantes passé ce délai de réflexion que nous vous accordons.
— Songez au bien de l’humanité, dit Usabu d’une voix mordante. Le temps presse.
— C’est un coup d’État. Vous ne me forcerez pas… commença Abner.
Mais il prit soudain conscience de sa faiblesse. Ils étaient capables de le contraindre. Des psychologues attendaient peut-être dans l’antichambre avec le matériel nécessaire. Et il comprenait parfaitement pourquoi ils avaient besoin de son adhésion. Ils étaient inconnus du public, malgré leur puissance, et avaient longtemps veillé sur leur anonymat. Lui seul, le grand Président David Abner, pouvait faire admettre à la population de la Terre des mesures aussi énormes.
« Et si je cédais ?… » pensa-t-il. Le crime lui paraissait terrifiant, colossal, mais il se sentit sur le point de céder. Puis, le texte du message de la Mémoire lui revint à l’esprit. La Mémoire connaissait donc au moins une partie de la réalité. Pourquoi n’était-elle pas intervenue ? Ignorait-elle la monstruosité du complot ? Il fallait l’avertir. Il fallait avertir la Terre entière.
Il lut dans les yeux de von Schwarz qu’il n’en aurait pas le temps. Il y lut aussi autre chose. Il ne survivrait pas longtemps à cette démission. Von Schwarz, s’étant servi de lui, le détruirait. Il comprit brusquement que la plupart des gens n’entreprennent une action courageuse que lorsqu’ils sont physiquement menacés. Rares sont les hommes qui meurent pour une idée. La plupart de ceux qui défendent une idée les armes à la main le font parce qu’ils savent qu’ils seront les premières victimes de sa défaite. David Abner prit brusquement conscience du fait qu’au-delà de ses discours, il appartenait à cette majorité. Maintenant, n’ayant rien à perdre, il pouvait se donner le luxe d’être courageux.
— Sortez, dit-il d’une voix ferme.
Von Schwarz se leva.
— Vous avez une heure pour réfléchir, dit-il. Il est probablement inutile que je vous dise qu’il vous sera impossible d’alerter qui que ce soit à l’extérieur du palais. Notre excellent ministre des communications a veillé à ce que vous ne puissiez être importuné par des appels extérieurs.
Il se dirigea vers la porte. Les quatre autres le suivirent.
— Je vous conseille de mettre au point votre discours, dit Gomez. Mais au cas où vous n’auriez pas d’idées, nous en avons préparé un.
La porte se referma sur eux. Ils étaient donc si sûrs d’eux qu’ils se permettaient même de se moquer de lui.
Abner s’avança jusqu’à la vaste baie et réfléchit. Il fallait alerter la Terre. Il avait des fidèles. Il trouverait des appuis, même s’il lui fallait les chercher jusque dans l’Administration.
Mais il ne lui restait qu’une demi-heure pour tenter quelque chose en faveur de Pluton.
Prévenir Pluton…
Il explora du regard le parc qui entourait le palais. Il détestait jusqu’à l’idée de l’action physique, mais peut-être pourrait-il sortir par une porte dérobée, se glisser dans les fourrés et gagner la ville. Il était exclu qu’il puisse employer un glisseur officiel.
Il se vit, courant sur le gazon, poursuivi par les tueurs de Gomez. C’était peut-être un risque à courir.
En bas, entre les arbres, un mouvement retint son attention. De petits groupes d’hommes avançaient vers le palais. Ils étaient lourdement armés et formaient une chaîne presque continue.
Ils portaient les livrées des cinq ministres. Ainsi, les cinq n’avaient qu’une confiance limitée les uns envers les autres. Ils n’avaient pas osé confier à l’un d’entre eux la garde du palais.
Peut-être était-il encore temps de jouer sur leurs divisions comme il l’avait fait tant de fois ? Mais il repoussa l’idée. Ils avaient été trop loin. Ils étaient solidaires. Lorsque l’Administration et lui seraient abattus, ils reprendraient leurs querelles. Pas avant.
Il se souvint brusquement de la jeune femme. Elle se trouvait dans le même piège que lui. Mais peut-être imaginerait-elle une solution ? Tandis qu’il se précipitait vers la porte secrète, il entendit des bruits de combat dans le lointain.
Il ne se faisait pas d’illusions. Les membres restés fidèles de sa garde ne tiendraient pas longtemps.
La jeune femme l’attendait. Son sourire la quitta lorsqu’elle vit le visage défait d Abner.
— Pluton ! dit le Président. Ils vont détruire le transpace ! Il faut avertir Pluton ! Il faut faire quelque chose !
Le transpace ! Une idée le traversa comme un éclair.
— Venez ! dit-il, la prenant par la main et l’entraînant.
Ils dévalèrent un escalier et traversèrent une bibliothèque. Ils parvinrent dans un bureau calme. C’était là qu’il travaillait d’habitude.
Il ouvrit une porte, dans le fond. Derrière la porte, il y avait un transpace.
Il n’y avait pas pensé tout d’abord, parce qu’il ne s’en servait qu’exceptionnellement. Mais ce vire-matière privé était relié à de nombreuses stations sur Terre et dans le système solaire. Il enfonça des touches et composa un numéro qui correspondait à une des plus grandes villes de la Terre, de l’autre côté de la planète.